Mobility Blog

Partie 1 : Le Grand entretien - Aurélien Bigo

Histoire de la mobilité avec Aurélie Bigo

Aurélien Bigo est chercheur sur la question de la transition énergétique des transports. Il a écrit la thèse "Les transports face au défi de la transition énergétique. Explorations entre passé et avenir, technologie et sobriété, accélération et ralentissement". Aurélien nous fait le plaisir de nous partager ses travaux pour éclairer notre compréhension des mobilités et de leurs perspectives face au défi de la transition énergétique. 

 

Partie 1 : Histoire de la mobilité


Est-ce qu’on s’est toujours autant déplacé ?

Oui et non ! Tout dépend du critère que l’on regarde.

Ce qui est resté stable sur (au moins) les deux derniers siècles, c’est qu’on réalise toujours environ 3 à 4 trajets par jour et par personne en moyenne sur la population. L’autre élément qui est également resté assez stable, c’est qu’on passe toujours environ 1 heure dans les transports.  

En revanche, ce qui a considérablement changé, c’est le nombre de kilomètres qu’on parcourt. Nous avons eu accès à des modes de transport beaucoup plus rapides. Et même si c’est assez contre intuitif, nous n’en avons pas profité pour passer moins de temps dans les transports, mais pour aller plus loin.

Cela a conduit à l’augmentation des distances de déplacement, que ce soit pour le trajet domicile-travail, pour les études, pour les achats, pour les loisirs, les activités sociales ou encore les voyages.

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Comment les modes de déplacement ont-ils évolués ?

La marche dominait très nettement les déplacements il y a deux siècles. Le transport ferroviaire n’existait pas encore en France et le transport attelé ne représentait qu’une petite part des déplacements. Il était d’ailleurs plutôt réservé aux déplacements longues distances pour les personnes les plus aisées.

Aujourd’hui, on est passé à une mobilité dominée par la voiture. Avec les usages que l’on en fait, elle est en ordre de grandeur entre 10 et 12 fois plus rapide que la marche. Elle représente quasiment 2/3 des déplacements quelque soit le critère évoqué (en nombre de trajets, de kilomètres ou de temps passé).       

La marche reste le deuxième mode de déplacement si on regarde en nombre de trajets ou en temps de déplacement.

En revanche, si on regarde en nombre de kilomètres parcourus, c’est le transport aérien qui arrive en deuxième position.

Les transports en commun routiers et ferroviaires représentent entre 10 et 15% de notre mobilité selon le critère évoqué.


De quelle manière cette place prépondérante de la voiture structure nos vies ?

On parle de prédominance, on peut même parler de dépendance à la voiture. C’est un thème abondamment évoqué par la littérature sur les mobilités.

Cette dépendance a été rendue possible par différents aspects qu’il est important de rappeler :

  • L’accès à cet objet technique amélioré au fur et à mesure du temps : un moyen de transport rapide et capable de faire des trajets porte-à-porte.
  • La voiture a eu accès à une énergie abondante et bon marché qu’est le pétrole, sans quoi la très forte diffusion de la voiture n’aurait pas été possible.
  • Il y a eu une croissance économique qui a permis de rendre la voiture accessible à une grande partie de la population alors que c’était un bien de luxe à l’origine.
  • Notons aussi toutes les politiques publiques qui ont été très favorables à la voiture : construire un réseau de routes « confortables », sécurisées, un réseau bien maillé de la petite rue jusqu’à l’autoroute.
  • On peut aussi évoquer le soutien à l’écosystème automobile, notamment son industrie, qui fournit un grand nombre d’emplois. Ce poids économique peut expliquer ce soutien et la faible régulation de l’usage de la voiture.
  • En ayant accès à ce moyen de transport rapide et confortable, on a construit l’aménagement du territoire autour de la voiture. C’est un aménagement par la voiture et pour la voiture. Par la voiture parce que c’est grâce (ou à cause) à la voiture qu’on a fait cet aménagement de l’habitat et de l’activité assez étalé et dispersé sur le territoire. Et puis, c’est pour la voiture car c’est ensuite difficile de faire autrement qu’avec la voiture quand on a de longues distances de déplacement et qu’on assiste à une certaine marginalisation des autres modes de transport.
  • Enfin, la voiture a colonisé les imaginaires, notamment avec la publicité. L’automobile s’est imposée comme un vecteur de liberté, de puissance, de richesse, comme une manière de se démarquer.

A force de s'imposer comme le mode dominant, cela a disqualifié les autres modes de transport, par manque de demande et d'offre pour les transports en commun, ou encore par le manque d'infrastructures sécurisées et les trop longues distances pour l'usage du vélo. Ce manque d'alternatives renforce ensuite la dépendance à la voiture.


On vient donc de voir que les kilomètres parcourus ont fortement augmenté. Est-ce que les émissions de gaz à effet de serre ont suivi la même trajectoire ?

Oui, les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté en parallèle de l’augmentation des kilomètres parcourus.

Si on regarde depuis 1960, les émissions de CO2 moyennes par kilomètre parcouru en France ont assez peu baissé, ce qui veut dire que la corrélation entre émission de CO2 et distance parcourue est assez forte. Il y a eu peu de découplage entre ces deux éléments.

Donc quand on a eu plus de kilomètres parcourus, on a eu plus d’émissions de CO2. C’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui même si on assiste à un faible découplage chaque année.

Donc si on regarde d’une année sur l’autre, ce qui conditionne beaucoup l’évolution de nos émissions dans les mobilités, c’est si on fait plus ou moins de kilomètres que l’année précédente.

Ce graphique qui, en quelque sorte, est un résumé d’une bonne partie de ma thèse, le montre :

 

Entre 1960 et 2017, les 3 courbes de vitesse moyenne de déplacement, de kilomètres parcourus et d’émissions de CO2 sont vraiment très proches avec une hausse assez marquée jusqu’au début des années 1990.

Il y a un pic au début des années 2000 qui s’explique par une certaine saturation de l’usage de l’automobile, par la hausse du prix des carburants, mais aussi par la mise en place des radars sur les routes qui a fait baisser la vitesse moyenne des mobilités et donc les kilomètres parcourus et les émissions de CO2.

Depuis le début des années 2000, on est sur une certaine stabilité sur la vitesse moyenne, les kilomètres et les émissions par personne en France.


Faisons un focus désormais sur le déplacement dans le cadre du travail. Comment les Français se rendent-ils au travail ?

C’est aussi la voiture qui domine sur le domicile-travail, avec comme particularité que la voiture est encore moins remplie que sur les autres trajets. Le remplissage moyen des véhicules est de 1,1 sur le trajet domicile-travail. Il y a donc une voiture sur 10 dans laquelle il y a plus que le conducteur.

Dans la dernière enquête « Mobilité des personnes », 72% des personnes se rendent au travail en voiture pour une distance moyenne de 13,3 kilomètres.

C’est une distance qui n’est pas extrêmement élevée mais qui commence (en moyenne) à disqualifier le vélo. Evidemment, il y a toute une dispersion autour de cette moyenne, avec par exemple 54% de ces trajets qui font moins de 10km.


On parle beaucoup du vélo, est-ce que ce mode de transport est en train de prendre une vraie place, ou reste-t-il anecdotique et réservé aux grandes villes ?

Pour l’instant, c’est une part assez faible de nos déplacements. 2,7% de nos déplacements en France étaient faits à vélo en 2019. Pour le domicile-travail, nous avions 3,1% des déplacements réalisés à vélo, ce qui est une proportion faible.

Cela dit, c’est une pratique en forte croissance. Nous ne disposons pas chaque année des chiffres de parts modales, mais si on regarde d’autres chiffres comme l’augmentation des trafics vélo, on peut imaginer qu’on se situe autour des 3 ou 4% en global et autour de 4% pour le domicile-travail.

Ce renouveau de la pratique du vélo ne date d’ailleurs pas de 2020. Si on prend un recul historique important, la pratique du vélo a commencé à la fin du XIXème siècle dans des milieux assez bourgeois, et plutôt dans le centre des villes, puis la pratique s’est énormément diffusée à l’ensemble de la population, jusqu’ à ce que les catégories plus aisées se tournent vers la voiture, d’abord dans les grandes villes. Le vélo s’est retrouvé progressivement marginalisé, pour les milieux moins fortunés, et s’est retrouvé être une pratique plus forte en zone rurale.

Le renouveau s’est fait en ville, puis se diffuse ensuite vers les zones moins denses. On assiste à une temporalité où les mouvements commencent par les villes puis s’étendent aux zones moins denses.


Télétravail, visios, flex office… ces nouvelles réalités du monde du travail sont-elles en train de diminuer la quantité de déplacements ?

Oui et non ! Pour le moment, dans les études disponibles sur le télétravail et la mobilité, on ne note pas de tendances très claires sur les distances parcourues ou les émissions de CO2.

Il y a forcément une diminution du nombre de trajets vers le travail, mais des effets rebonds potentiels qui peuvent réduire, voire annuler le bénéfice initial.

Par exemple, le déplacement domicile-travail s’inscrit parfois dans des boucles de déplacements dans lesquelles, par exemple, on peut emmener les enfants à l’école ou faire ses courses. Le fait de supprimer le déplacement domicile-travail ne supprime pas forcément l’ensemble de la boucle de déplacement.

Par ailleurs, le temps de trajet domicile-travail qu’on libère en faisant du télétravail est parfois utilisé pour avoir d’autres activités impliquant des déplacements du quotidien.

Notons aussi qu’on peut avoir des effets de relocalisation qui peuvent annuler une partie des gains initiaux. On peut par exemple accepter un travail plus loin de chez soi, voire déménager plus loin de son lieu de travail car on n’est plus obligé d’y aller 5 jours par semaine.

On peut aussi avoir des effets rebonds avec des trajets à plus longues distances. Un lundi ou un vendredi télétravaillé peut encourager un week-end de trois jours un peu plus loin avec un jour de télétravail. C’est donc un risque de voir se développer davantage les mobilités longues distances.

 

L'équipe Business Intelligence Consulting